Histoire de la recherche allemande sur la France et de la recherche française sur l’Allemagne

Joris Lehnert

France-Allemagne au xxe siècle : la production de savoir sur l’autre, vol. 4: Les médias = Deutschland und Frankreich im 20. Jahrhundert : akademische Wissensproduktion über das andere Land, Bd. 4: Die Medien, études réunies par Michel Grunewald, Hans-Jürgen Lüsebrink, Reiner Marcowitz et Uwe Puschner, Convergences 82 (Berne : Peter Lang, 2014), 416 p.

Comment s’est construite la production académique française de savoir sur l’Allemagne et celle allemande sur la France au cours du xxe siècle? C’est à cette question ambitieuse qu’un projet de recherche franco-allemand s’est penché à raison d’un colloque tenu annuellement entre 2010 et 2013. Issu de la dernière réunion ayant eu lieu à l’Université de Lorraine (site de Metz), cet ouvrage bilingue est donc le quatrième et dernier de la série. Héritiers, voire parfois inspirateurs de ces productions, les chercheurs réunis par Michel Grunewald, Hans-Jürgen Lüsebrink, Reiner Marcowitz et Uwe Puschner, après s’être d’abord intéressés aux fondement théoriques de ce projet d’histoire transnationale et interdisciplinaire des savoirs à travers l’histoire des disciplines de sciences humaines en France et en Allemagne1, ont étudié successivement le rôle des acteurs académiques2, puis celui des institutions3 dans cette production. Ce dernier volet d’un projet de grande ampleur (1600 pages au total), se penche sur la question des médias en tant que « producteurs et diffuseurs de représentations de la France et de l’Allemagne ». En phase avec l’évolution de la société (académique) du xxe siècle, les contributions rassemblées ici sont regroupées en quatre parties de longueurs nécessairement inégales : les périodiques scientifiques et les collections spécialisées d’ouvrages universitaires d’un côté, vecteurs classiques et traditionnels de production académique, les nouveaux médias, et les revues culturelles et les magazines d’histoire de qualité destinés à un plus large public cultivé de l’autre. La réunion d’un grand nombre de contributions (ici 15 en allemand, 5 en français), aussi intéressantes fussent-t-elles, peut parfois se faire au détriment de la cohérence interne de l’ouvrage. Ce n’est ici pas le cas, chacune des contributions suivant strictement une même ligne directrice et se limitant à l’apport spécifique du média étudié dans la production de savoir franco-allemande, un bref aperçu de son histoire ou une remise en contexte ne s’imposant que si celui-ci ou celle-ci éclaire la construction de ce savoir. Les acteurs, les institutions et les médias sont étroitement impliqués : un universitaire étant parfois membre d’une institution éditant une revue, cela explique ainsi les nombreuses références faites aux deux volumes précédents ; les trois volumes, s’ils peuvent être consultés indépendamment, gagnent à être mis en relation entre eux.

Les revues universitaires, non exclusivement germanistes françaises ou romanistes allemandes mais également revues de sciences humaines et sociales, sont comme le soulignent les éditeurs dans la double introduction française et allemande les « agents les plus importants » dans la production et la diffusion des représentations franco-allemandes, ce qui explique la place majeure (plus de la moitié du volume) qu’elles occupent ici. Citons-les brièvement pour donner un aperçu du caractère résolument interdisciplinaire (philologie, civilisation, histoire, sociologie, philosophie) de l’entreprise, considérée dans un cadre chronologique couvrant l’ensemble du xxe siècle : Die neueren Sprachen (Michel Grunewald) et les Langues modernes (Monique Mombert), pendants français et allemand de revues pour enseignants de langue moderne étudiées durant la première moitié du xxe siècle ; les Romanische Forschungen (Hans-Jürgen Lüsebrink), une des plus anciennes et importantes revue de romanistique allemande, et leur pendant est-allemand Beiträge zur Romanischen Philologie (Klaus Bochmann) ; Allemagne d’aujourd’hui (Jérôme Vaillant), revue de « civilisation » dont le traitement de la RDA est remis ensuite en perspective au prisme du traitement de l’« autre Allemagne » par ses concurrentes, la communiste Connaissances de la RDA et la gaulliste Revue d’Allemagne (Ulrich Pfeil) ; les Annales et Vierteljahreszeitschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte (Peter Schöttler), revues majeures d’histoire économique et sociale étudiées durant l’entre-deux-guerres ; les Actes de la recherche en sciences sociales de Pierre Bourdieu (Joseph Jurt) ; Francia: Zeitschrift für westeuropäische Geschichte du Deutsches Historisches Institut Paris et le Bulletin d’information de la Mission historique française en Allemagne (Reiner Marcowitz) ; et enfin la revue est-allemande de philosophie, Deutsche Zeitschrift für Philosophie (Dorothee Röseberg). Précisons ici un point qui nous semble essentiel et qui, s’il n’est pas du tout occulté par les principaux intéressés, bien au contraire, offre une perspective indéniablement intéressante : un certain nombre de ces études et réflexions sont en effet conduites par des acteurs ou témoins directs de cette production académique. Ainsi, Klaus Bochmann fut-il le dernier éditeur des Beiträge zur Romanischen Philologie et Jérôme Vaillant participe-t-il à l’aventure d’Allemagne d’aujourd’hui depuis ses premiers numéros et en est le directeur depuis 1977. De même, Michael Werner à propos des outils éditoriaux de l’équipe du CNRS spécialisée sur l’Allemagne ou Mareike König à propos de la plate-forme internet Hypotheses.org nous donnent-ils à lire des réflexions sur leur propre parcours ou rôle dans la production de savoir franco-allemand. Ces allers-retours entre témoignages parfois à la manière d’ego-histoires et mise à distance apportent une vision éclairante et gagneraient peut-être à être approfondis spécifiquement. Concernant les séries spécialisées, l’étude de la série d’histoire franco-allemande (chez les Presses du Septentrion en France et chez l’éditeur Wissenschaftliche Buchgesellschaft en Allemagne, Heinz Durchhardt) fait suite aux réflexions de Nicole Collin sur le rôle de la production universitaire de savoir sur la France dans le champ universitaire allemand. Du côté des nouveaux médias, outre Hypotheses.org, les recensions « françaises » parues sur le site H-Soz-Kult sont décortiquées (Guido Thiemeyer). Enfin, parmi les revues culturelles et d’histoire grand public, les études portent sur la Nouvelle Revue française et le Literarische Welt durant l’entre-deux-guerres (Wolfgang Asholt), le Deutsch-Französische Rundschau et la Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande entre 1927 et 1933 (Hans Manfred Bock), les Weimarer Beiträge: Zeitschrift für Literaturwissenschaft, Ästhetik und Kulturtheorie durant leur existence est-allemande (Helmut Melzer) ainsi que L’Histoire (Anne Kwaschick) et Damals (Ina Ulrike Paul et Uwe Puschner).

Que retenir de ces études interdisciplinaires sur la production de savoir entre la France et l’Allemagne ? Outre, entre autres, le rôle du contexte politique, celui des réseaux, l’imbrication forte autour du triptyque acteur-institution-revue, le prisme marxiste commun aux revues est-allemandes – parfois innovatrices, dans leur approche de la romanistique par exemple – (Lumières/Révolution française/réalisme littéraire/mouvement ouvrier), elles relativisent plus ou moins fortement la « productivité » de la recherche, et particulièrement de la recherche récente. Ainsi Nicole Collin, dans son étude « bourdieusienne » sur le champ universitaire allemand s’intéressant à la France, souligne-t-elle le rôle finalement mineur de la volonté affichée de circulation transnationale du savoir. Davantage espace de communication, les publications (en allemand) servent certes à la circulation transdisciplinaire des savoirs dans l’ère germanophone, elles répondent toutefois et avant tout au renforcement de la visibilité nationale (capital symbolique) en vue d’obtenir d’éventuels postes ou financements. De même apparaissent à la lecture des tensions interdisciplinaires, particulièrement entre la romanistique « classique », organisée autour de la littérature, de la linguistique et nouvellement des sciences culturelles -comprises dans leur acception littéraire, et les Frankreichstudien, dont le succès difficile à quantifier aujourd’hui est donc à relativiser, du fait de leur établissement tardif, assez peu répandu qui plus est. Ainsi, comme le souligne Hans-Jürgen Lüsebrink, la revue de référence Romanische Forschungen refuse-t-elle toujours de considérer des revues comme Lendemains, Dokumente ou le Frankreich-Jahrbuch édité par le Deutsch-Französisches Institut de Ludwigsburg comme des revues romanistes. Si des tensions exist(ai)ent également en France (la Revue d’Allemagne refusant à Allemagne d’aujourd’hui le statut de revue universitaire car engagée), celles-ci ont disparu et n’empêchaient pas outre mesure les acteurs de coopérer, les représentations idéologiques accompagnant ces revues ayant disparu comme le souligne Ulrich Pfeil. Ce débat autour de l’évolution de la romanistique, qui a d’ailleurs fait l’objet d’un volume édité il y a peu par Hans-Jürgen Lüsebrink et Jérôme Vaillant4, est un arrière-plan fructueux de certaines études réunies ici. De même, le projet phare d’historiographie franco-allemande (Deutsch-französische Geschichte) propose un résultat pour l’instant – un peu plus de la moitié des volumes seulement ayant été publiée avant 2014, les trois derniers volumes devant être publiés d’ici fin 2015 – en décalage entre le projet ambitieux annoncé et le résultat, finalement assez classique dans son ensemble, assez « français » quand il est écrit par des Français, assez « allemand » quand il est écrit par des Allemands, l’« histoire croisée » dont il veut se faire le porte-parole demeurant un concept encore insuffisamment clair. Le site internet de référence pour les sciences historiques allemandes, H-Soz-Kult, renvoie lui dans ses recensions d’ouvrages traitant de la France (quantitativement insignifiantes d’ailleurs avec 1,6 % du total des recensions du site) une image de la recherche elle aussi peu novatrice. Il s’agit finalement de la même image véhiculée dans les autres médias allemands ; la France n’est abordée que sous un des trois angles suivants, et toujours dans un contexte franco-allemand : de l’hostilité héréditaire à l’amitié franco-allemande, les relations franco-allemandes aujourd’hui en crise et une France économiquement rétrograde par rapport à l’Allemagne. Les revues d’histoire grand public sont elles aussi peu pionnières dans ce domaine, ne cherchant pas à renouveler le savoir sur le voisin, proposant au contraire au grand public une image très proche de celle véhiculée par les clichés. Anne Kwaschik, dans son étude très éclairante sur le magazine français de référence L’Histoire, pourtant créé dans la volonté de vulgariser la « nouvelle histoire », montre bien que l’image véhiculée de l’Allemagne est des moins novatrices : elle n’est abordée que dans la perspective du nationalisme germanique à travers l’histoire (la mise en page forçant par ailleurs souvent le trait), les avancées historiographiques allemandes pourtant dans la lignée de la « nouvelle histoire » (Alltagsgeschichte, histoire du genre, etc.) n’étant pas du tout proposées au grand public français. Pour en trouver un écho (important), ce grand public devait également lire la revue de Pierre Bourdieu qui proposait une vitrine aux évolutions des recherches allemandes en sciences sociales et humaines. De même, Damals, son pendant allemand, se revendiquant lui toutefois du camp conservateur contre des magazines comme Der Spiegel ou Stern (« étandarts de gauche de l’opinion publique »), s’est longtemps contenté de proposer à ses lecteurs une image tout aussi classique de la France, autour de thèmes canoniques (absolutisme, Révolution française, Napoléon 1er), souvent personnalisés à l’aide de grands « hommes et femmes de l’Histoire ».

En nous proposant ce bilan de la recherche franco-allemande au xxe siècle (voilà un point qui aurait peut-être nécessité plus d’éclaircissements : la production universitaire actuelle traitée par certaines contributions est-elle encore vraiment une production du xxe siècle ?), ce volume nous montre aussi que nous sommes à un moment charnière quant à l’évolution des pratiques universitaires et pose de nombreuses questions concernant le futur du paysage de la production de savoir universitaire, franco-allemande ici mais aussi générale. D’ailleurs, comme le fait remarquer Reiner Marcowitz à propos des deux revues d’histoire des instituts historiques français en Allemagne et allemand à Paris, le simple « franco-allemand » ne se suffit plus à lui-même dans de nombreux cas. L’évolution des revues et les conséquences de la révolution digitale (passage plus ou moins complet au « tout numérique » pour certaines revues) pose des questions qui montrent que les nouveaux modes de publication sont un véritable enjeux pour la production scientifique future (et son économie). Les blogs scientifiques, qui d’ailleurs prennent le nom de « carnets de recherche » écrits par des « carnetiers » pour mettre à distance les connotations négatives véhiculées par les termes de « blogs » et « blogueurs », qui répondent souvent aux critères universitaires des revues imprimées et dont les multiples usages sont bien soulignés par Mareike König, semblent être une manière efficace, fructueuse et simple à mettre en place pour diffuser de la recherche en sciences humaines et sociales. Pourtant, si les questions soulevées par cette évolution font l’objet de réflexions en Allemagne5 – et peut-être même davantage qu’en France, leur acceptation semble peu évidente (la déclinaison allemande d’Hypotheses.org est par exemple une émanation relativement nouvelle du site français). Quelle place et quel rôle accorder aux nouveaux médias dans ce contexte ? Face à cette évolution, une des questions primordiales est celle liée à l’évolution du « capital symbolique » sur lequel tout universitaire bâtit une réputation et une carrière : si les acteurs universitaires et les institutions de recherche pouvaient jusqu’à présent s’appuyer sur des revues ou des séries éditoriales comme celles présentées dans la première partie de ce recueil pour produire un savoir spécifique sur l’autre et en même temps augmenter leur capital symbolique dans leur champ disciplinaire, comment se calculera ce capital symbolique lié aux publications pour les nouvelles générations de chercheurs ? Mais comme le remarque Nicole Collin, cette question dépasse de loin la simple problématique franco-allemande. S’il n’apporte pas de réponse, cet ouvrage n’élude pas pour autant la question et se lit aussi comme une transition entre deux époques de production de savoir académique entre la France et l’Allemagne.

En plus de ce qu’il nous apprend sur le rôle des médias dans la production de savoir sur l’autre entre la France et l’Allemagne au xxe siècle et les limites de cette production, cet ouvrage est donc également à recommander pour qui voudrait réfléchir à l’évolution de la façon de produire et de communiquer des recherches. A ce sujet, la coopération déjà ancienne et fructueuse entre le Centre d’études germaniques interculturelles de Lorraine de l’Université de Lorraine à Metz, le Friedrich-Meinecke-Institut de l’Université libre de Berlin, la Fachrichtung Gesellschaftswissenschaften de l’Université de Kassel et la Fachrichtung Romanistische Kulturwissenschaft/Interkulturelle Kommunikation de l’Université de la Sarre dont est issu ce volume est en soi aussi un bel exemple transnational et interdisciplinaire de cette production académique de savoir sur l’autre en train de se faire. A ce titre, elle pourrait tout aussi devenir objet d’analyse.


  1. Vol. 1: Questions méthodologiques et épistémologiques = Bd. 1: Methodische und epistemologische Probleme, Convergences 64 (Berne, Peter Lang, 2011).

  2. Vol. 2: Les spécialistes universitaires de l’Allemagne et de la France au xxe siècle = Bd. 2: Die akademischen Akteure der Deutschland- und Frankreichforschung im 20. Jahrhundert, Convergences 69 (Berne: Peter Lang, 2012).

  3. Vol. 3: Les institutions = Bd. 3: Die Institutionen, Convergences 75 (Berne: Peter Lang, 2013).

  4. Hans Jürgen Lüsebrink et Jérôme Vaillant, dir., Civilisation allemande: bilan et perspectives dans l’enseignement et la recherche = Landes-Kulturwissenschaft Frankreichs: Bilanz und Perspektiven in Lehre und Forschung (Villeneuve d’Ascq: Septentrion, 2013).

  5. A simple titre d’exemple citons ici la parution de l’ouvrage suivant : Wolfgang Schmale, dir., Digital Humanities: Praktiken der Digitalisierung, der Dissemination und der Selbstreflexivität (Stuttgart: Franz Steiner, 2015), dont nous venons d’être averti – par newsletter évidemment.





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