Pourquoi tant de haine ?

À propos de William Marx, La haine de la littérature

Guillaume Navaud

Le premier pari tenu par l’essai de William Marx est qu’il réussit à constituer en catégorie critique efficace et plus ou moins unifiée un discours « antilittéraire » qui se déploie à travers plus de 2500 ans d’histoire. Pourquoi tant de haine, s’interroge W. Marx et, avec lui, le lecteur ? Question qui s’entend de deux manières : quels sont les arguments des contempteurs de la littérature, les raisons qui, selon eux, légitiment la détestation que tout homme raisonnable devrait lui porter ? et quels sont les motifs plus ou moins profonds ou implicites dont relève cet engagement parfois viscéral contre le fait littéraire ?

Que reproche-t-on à la littérature ?

Les quatre « procès » intentés à la littérature qui structurent l’ouvrage déclinent deux reproches fondamentaux : la littérature est inutile ; plus encore, elle est nocive.

L’inutilité de la littérature est un véritable topos dont la polémique entamée par Nicolas Sarkozy contre La Princesse de Clèves, finement analysée p. 154–62, témoigne de façon exemplaire. Ici, la haine doit être mise en relation avec la conviction que la subsistance des lettres dans le cursus universitaire est un scandale de l’éducation nationale ; on peut donc ajouter au dossier constitué par W. Marx ces déclarations, exactement contemporaines de celles sur La Princesse de Clèves, faites au quotidien 20 minutes daté du 15 avril 20071 :

20 Minutes. Vous vous fixez comme objectif de ne laisser aucun enfant sortir du système scolaire sans qualifications. Comment comptez-vous parvenir à cet objectif ?

Nicolas Sarkozy. Par exemple dans les universités, chacun choisira sa filière, mais l’État n’est pas obligé de financer les filières qui conduisent au chômage. L’État financera davantage de places dans les filières qui proposent des emplois, que dans des filières où on a 5000 étudiants pour 250 places. Si je veux faire littérature ancienne, je devrais financer mes études ? Vous avez le droit de faire littérature ancienne, mais le contribuable n’a pas forcément à payer vos études de littérature ancienne si au bout il y a 1000 étudiants pour deux places. Les universités auront davantage d’argent pour créer des filières dans l’informatique, dans les mathématiques, dans les sciences économiques. Le plaisir de la connaissance est formidable mais l’État doit se préoccuper d’abord de la réussite professionnelle des jeunes.

Ces paroles méritent d’être citées in extenso, en incluant la question qui occasionne la réponse du candidat à l’élection présidentielle. C’est bien en effet une interrogation sur les mesures à prendre contre l’échec scolaire qui amène cette réponse : on pourra commencer, « par exemple » (mais c’est le seul qui soit donné), par réduire les financements accordés aux filières jugées insuffisamment professionnalisantes. C’est le journaliste qui introduit l’exemple de la « littérature ancienne », mais la réponse du candidat confirme sa pertinence : on comprend qu’il serait sans doute souhaitable de majorer les droits d’inscription des étudiants des cursus littéraires – avec, probablement, un malus pour les plus téméraires qui s’engageraient en lettres classiques. Le constat est posé avec la benoîte certitude de l’évidence qui anime les plus ignorants des antilittéraires évoqués par W. Marx, tels Charles P. Snow ou Gregory Currie : étudier la littérature est un acte de parasitisme social, qui ne peut être toléré que pour des citoyens déjà financièrement autonomes – héritiers ou rentiers.

S’il peut demeurer légitime d’étudier la langue, on le devine, ce sera dans sa fonction purement véhiculaire, dans la mesure où sa maîtrise peut être l’outil d’un pouvoir sur l’auditeur de type sophistique (la rhétorique et, plus largement, la communication pourront ainsi être partiellement sauvées), mais en aucun cas dans les aspects qui la font échapper à un processus transactionnel (au sens très large). La psychagogie sophistique peut ainsi impliquer une séduction par des moyens formels, mais son usage demeurera fermement encadré. S’il demeure socialement admis qu’un enfant déclare son affection pour sa génitrice sous la forme d’un poème, et si la même licence est accordée à un(e) adolescent(e) déclarant sa flamme à un partenaire sexuel potentiel, il n’en reste pas moins que le procédé semblerait aujourd’hui incongru pour un adulte : M. Jourdain le pressentait bien, lui qui – faute de savoir tourner une déclaration d’amour – préférait choisir comme porte-parole un imposant diamant. Dans une perspective plus générale, W. Marx souligne que le caractère fondamentalement non marchand de l’échange littéraire ne peut manquer de le disqualifier dans les sociétés incapables de penser aucune axiologie en dehors de la quantification comptable : la fin du xviie siècle marque le

[…] passage d’un régime aristocratique fondé sur la dépense somptuaire, dont la poésie représente l’analogue langagier, à une société bourgeoise et marchande attentive à la rentabilité de l’industrie et des échanges. La seule morale qui compte ici est celle du travail : est-il utile ? Les résultats en sont-ils visibles ? Le but recherché vaut-il la peine qu’on y prend ? (p. 121–2)

Tout en considérant la littérature comme inutile, Nicolas Sarkozy la présente (du moins dans cet échange) comme une activité manifestement inoffensive, dont l’attrait est même compréhensible (« Le plaisir de la connaissance est formidable »). Fatal aveuglement, que des esprits mieux avertis ne se font pas faute de souligner : la littérature est non seulement inutile, mais bel et bien nocive à l’hygiène de l’âme et du corps ; efféminant les esprits, elle les prédispose au stupre et aux actes contre nature. W. Marx met ainsi en lumière le stupéfiant compagnonnage de l’antilittérature et de l’homophobie : le poète n’est qu’un « transformiste insaisissable » (p. 42), tout comme son compère le comédien ; les recherches sur la haine du théâtre actuellement coordonnées par F. Lecercle et C. Thouret (d’ailleurs mentionnées p. 13 n. 5) confirment en effet que les attaques contre le théâtre sont d’emblée associées à une phobie de ce qu’on appelle aujourd’hui la théorie du « genre » comme construction anthropologique. Il est permis de se demander comment l’inutilité se transforme en nocivité : ne serait-ce pas par une association d’idée bien naturelle ? Improductive, induisant des résultats aussi peu quantifiables que le nombre de divisions armées du Vatican selon Staline, la littérature se voit facilement associée à l’infertilité, la stérilité, voire l’onanisme ; s’y livrer, en tant qu’auteur ou lecteur, reviendrait à contrevenir à l’injonction de croître et multiplier, comme si la fertilité de l’imagination impliquait un détournement de la productivité matérielle ou organique2.

Au terme de l’essai, W. Marx reconnaît que, malgré sa relative pauvreté, l’argumentaire antilittéraire a joué un rôle prépondérant dans la restriction progressive du champ de la littérature, au point qu’il n’est aujourd’hui guère plus envisageable d’en proposer une « définition positive » (p. 183) :

Quand les textes sont réputés n’avoir plus ni autorité, ni vérité, ni moralité, et ne représentent plus la société, qu’y peut-on voir encore ? Des mots, du langage, des phrases, de l’écriture, rien de plus. La littérature serait ce qui reste quand tout a été enlevé, irréductible résidu, qui subsiste toujours parce que toujours il y a du rebut, du discours dont on ne sait que faire : mince consolation. (p. 184)

Cette définition n’est peut-être pas aussi décevante qu’on pourrait le croire : elle est certes apophatique, mais comme l’explique bien W. Marx (p. 60), Thomas d’Aquin ne s’y prenait pas autrement pour justifier, de manière à fois paradoxale et géniale, la poésie et la métaphore, dont les insuffisances mêmes disent l’imperfection de notre rapport au monde et à Dieu. À ce premier résidu isolé par W. Marx, le trajet de l’ouvrage invite à en associer un autre : dépouillée de toute utilité mais aussi de son innocence, vouée au plaisir ou à l’inquiétude, la littérature apparaît d’abord et toujours comme l’indéfendable : définition paradoxalement consensuelle, puisqu’elle pourrait être acceptée par Platon et Nicolas Sarkozy comme par Céline ou Genet.

D’où parle l’antilittérature ?

Au delà des arguments et de leur mise en perspective historique, W. Marx s’interroge sur les ressorts plus ou moins obscurs qui font que la haine de la littérature va s’exprimer chez tel ou tel individu. Pour certains, il s’attache à cerner les traumatismes fondateurs qui permettent d’expliquer telle ou telle focalisation particulière : il en va ainsi de Nicolas Sarkozy, pour qui La Princesse de Clèves semble être l’emblème des souffrances scolaires (p. 156) ; et, plus clairement encore, de Tanneguy Le Fèvre (fils), chez qui la haine de la littérature, W. Marx le montre avec brio, est d’abord un moyen d’exprimer la haine du père (p. 110–32). De ces cas particuliers, W. Marx tire un enseignement plus général : la littérature étant fondamentalement une tradition, l’attaquer témoigne souvent d’un désir d’abolir le lien avec l’héritage ancestral, c’est-à-dire de rompre avec la figure du père (p. 131–2). Le point me semble essentiel : la relation polémique à la tradition, définie comme une nuisance, se retrouve, sous des formes variées, chez nombre des principaux procureurs de la littérature évoqués par W. Marx, de Platon à Bourdieu.

Le Socrate de Platon fonde bien sûr une tradition philosophique, mais lui-même rompt radicalement avec la tradition littéraire antérieure : le « père de la philosophie » se donne comme le produit d’une génération spontanée. La pédagogie de la réminiscence illustrée par le Ménon est l’antithèse complète de la paideia littéraire traditionnelle : répudiant le savoir héréditaire des élites, elle invite à le faire surgir, chaque fois réinventé à neuf, en chaque apprenant, aussi illettré soit-il. Le savoir philosophique, qui pense les systèmes sub specie aeternitatis, s’oppose diamétralement au savoir littéraire, inscrit dans le dynamisme de la transmission : aucune œuvre littéraire ne saurait se comprendre, même intuitivement, sans être située à la fois par rapport à la tradition qu’elle prolonge ou redéfinit, et par rapport à l’expérience littéraire de chaque lecteur, lui-même façonné par une tradition.

Si l’œuvre littéraire a ainsi la chance d’échapper de facto au présentisme tel que le définit François Hartog3, elle en devient d’autant plus gênante aux époques où il fait loi. La méthode même de l’essai de W. Marx, qui procède volontiers en régressant du présent vers le passé, illustre exemplairement l’actualité toujours brûlante des enjeux de la querelle faite à la littérature, mais aussi le fait qu’on se condamnerait à n’y rien comprendre si l’on ne remontait l’histoire pour l’inscrire dans une tradition millénaire.

Or, c’est bien sur le fait que la littérature se définisse comme une tradition que vont se fonder les analyses sociologiques de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron4, dont W. Marx expose de manière équilibrée mais lucide l’influence désastreuse (p. 173–7) : la vulgate en retiendra que la littérature n’est rien d’autre qu’un facteur de discrimination sociale. Les thèses de La Reproduction ont désormais valeur d’évidence, y compris dans les institutions les plus élitistes de l’enseignement supérieur, qui peuvent augmenter de façon significative leurs droits d’inscription pourvu qu’elles suppriment de leur concours d’entrée toute culture générale susceptible de flirter avec la culture littéraire. Pourtant, qui peut croire que la finesse, dans l’écriture comme dans la lecture, soit strictement réservée aux héritiers ? Les exemples de Villon, Attila József, Genet ou même d’un disciple de Bourdieu comme Edouard Louis ne prouvent-ils pas que l’aptitude à la littérature n’est pas purement fonction d’un capital social hérité ?

C’est même tout le contraire, car W. Marx nous apprend que l’antilittérature a toujours été le propre des élites sociales. Montaigne (cité et commenté p. 167–8) nous rappelle que « la haine des livres, au xvie et au xviie siècle, fut une haine de classe – classe sociale non moins que scolaire – jointe à un mépris de caste à l’égard des maîtres de collège et des écrivains », ceux qui deviendront les pédants de Molière. L’époque récente ne fait que le confirmer : les contempteurs de la littérature parlent presque toujours du côté du pouvoir, et en particulier du pouvoir technocratique ; c’est ce pouvoir qui autorise le gouvernement présidé par N. Sarkozy à demander la rédaction d’un rapport sur le « contenu des concours d’accès à la fonction publique », ironiquement dédié par ses auteurs, fonctionnaires dociles mais moins dupes que leurs commanditaires, à Mme de La Fayette et à la Princesse de Clèves, « sans lesquelles ce rapport n’aurait jamais pu voir le jour » (p. 157).

W. Marx nous montre aussi l’antilittérature prospérant, de manière plus paradoxale, dans les élites académiques où, pour le dire en un mot, on est toujours le littéraire de quelqu’un. Au sein de l’antilittérature comme chez certains lettrés, on distingue volontiers le bon grain d’une littérature en prise sur le monde, et l’ivraie de « l’alexandrinisme » ou du « byzantinisme » (p. 73), bref l’ésotérisme d’une littérature onaniste et refermée sur elle-même. C’est ainsi que, selon certains, les sciences humaines se structurent au xxe siècle contre une littérature dont elles refusent de « partager la tombe » (C. P. Snow, cité p. 81). On peut ajouter que cette tendance à faire de la littérature un repoussoir se rencontre parfois jusque chez certains littéraires, aussi stigmatisés soient-ils eux-mêmes par des représentants de sciences moins molles. On trouvera des modernistes pour reprendre un tel discours en l’appliquant cette fois de façon exclusive aux études anciennes, inutile vestige de langues non véhiculaires et périmées depuis des millénaires. Ironie du sort, on rencontre ce même préjugé y compris chez certains antiquisants, dont les projets de rénovation scientifique au moyen d’une méthode anthropologique, aussi légitimes soient-ils en eux-mêmes, peuvent s’accompagner d’une dévalorisation symétrique d’autres approches, récusées comme « de la littérature ».

Au point qu’on en vient à se demander si le problème irrésolu des sciences humaines ne serait pas qu’elles ne peuvent se définir comme sciences qu’en s’opposant à la littérature, laquelle résiste à toute réduction scientifique. Elle cherche bien à s’y plier, dans une course à l’échalote à la « scientificité » qui ne manque pas de toucher les études littéraires. Mais comme le rappelait il y a peu Jean-Yves Masson5, la littérature est « un domaine où le mot ‘science’ n’est qu’un vilain germanisme mal digéré » : la Literaturwissenschaft ne sera jamais une science de la littérature. Par exemple, considérer, même avec les meilleures intentions du monde, les études littéraires comme le champ d’une sorte d’archéologie des textes peut sembler promettre le bénéfice de l’application d’une méthode scientifique, mais ne le fait que par abus de langage, et enferme la lecture des œuvres, fussent-elles d’un passé récent, dans les oubliettes de l’histoire : la machine à traverser le temps ne servirait qu’à envoyer le lecteur dans le passé, alors qu’elle a surtout le pouvoir de donner au passé un écho au présent.

*

C’est précisément cet extraordinaire pouvoir de la littérature – celui de nous donner l’illusion de la vie en nourrissant la nôtre – que choisit de célébrer W. Marx dans la dernière page de son essai. Plus que la connivence voltairienne avec le lecteur cultivée au début de l’ouvrage, ce brillant épilogue fait office du plus efficace des plaidoyers en faveur de la littérature, en rappelant que l’essai appartient de plein droit à son champ, qui est celui d’une entière liberté de communication entre un écrivain et ses lecteurs. Ce faisant, W. Marx réactive et valide in extremis ses réflexions initiales sur la force de tel déictique homérique, qui « a toute la violence du train entrant en gare de La Ciotat » (p. 18) dans la mesure où il instaure, sur un mode mystérieux et immédiat, une connexion entre le temps de l’énonciation de la parole et celui de sa réception. Au rebours de l’axiome antilittéraire postulant une fondamentale idiotie du lecteur, envisagé comme un mineur incapable de répondre de façon critique et originale aux sollicitations obliques de la littérature (voir p. 132), W. Marx sait instaurer avec lui un dialogue perpétuellement stimulant, qui peut rappeler la méthode de Montaigne ou Socrate. Rapprochement finalement rassurant : Platon, dont W. Marx montre qu’il est le parrain de la plupart des arguments antilittéraires, est peut-être le plus grand prosateur de la langue grecque classique, immense écrivain comme l’était aussi Rousseau – antilittéraires farouches, mais géants de la littérature.


  1. www.20minutes.fr/france/151848-20070415-le-pen-interesse-pas-electorat-si.

  2. Cette association à la stérilité non seulement de la littérature, mais plus largement de l’intellect et de ses opérations, remonte au moins au Moyen Âge : dans un sermon anonyme du dernier quart du xiiie siècle, le prédicateur, commentant les Actes des Apôtres, 8, 26–40, fait de l’apôtre Philippe, ravi par l’Esprit, une allégorie de la volonté et du désir, tandis que l’eunuque, qui lit Isaïe sans le comprendre et ne produit rien, devient une allégorie de l’intellect. Je remercie Iacopo Costa de m’avoir signalé cette référence.

  3. François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expérience du temps (Paris, Le Seuil, 2003).

  4. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction (Paris : Minuit, 1970).

  5. www.facebook.com/jeanyves.masson.5/posts/10206582761034232.





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