Le Pour et le Contre

Compte rendu du colloque international « Le camp de prisonniers de Ratisbonne dans le cadre des relations franco-allemandes »

Florent Dousselin

Consacré au camp de prisonniers de Ratisbonne durant la Première Guerre mondiale, le colloque abordait un thème largement tombé dans l’oubli, comme le soulignait en ouverture le maire Joachim Wolbergs. Un siècle plus tard, peu de traces de ce camp subsistent encore dans le paysage urbain comme dans les mémoires, et ce n’est qu’en 2008 que de nouvelles sources permirent de documenter la vie des prisonniers, en grande majorité français. Grâce au bouquiniste Reinhard Hanausch, la Staatliche Bibliothek Regensburg fit cette année-là l’acquisition d’un fonds documentaire contenant la première édition complète de l’hebdomadaire Le Pour et le Contre, publié par les prisonniers, ainsi que de nombreux programmes de représentations théâtrales ou musicales. Sous l’impulsion d’Isabella von Treskow, Professeure à l’Univ. de Ratisbonne, et de Bernhard Lübbers, directeur de la Staatliche Bibliothek Regensburg, ces archives inédites sont dès lors devenues l’objet d’un projet de recherche1 soutenu par la ville de Ratisbonne. Ce projet porte en particulier sur le journal des prisonniers, la captivité durant la Première Guerre mondiale, la ville de Ratisbonne et les relations franco-allemandes avant, pendant et après la Grande Guerre. S’il n’en est qu’à ses débuts, une première publication a d’ores et déjà vu le jour en 2014, avec deux articles concernant le projet.2.

Le colloque des 16, 17 et 18 juin, en rassemblant des chercheurs internationaux dans les domaines de la littérature, de l’histoire, de la linguistique ou encore de la musicologie, se donnait ainsi pour objectif d’examiner les liens entre la captivité au sein des camps et les activités culturelles des prisonniers. Il s’agissait en premier lieu d’aborder les nombreux écrits, qu’ils soient d’ordre littéraire, journalistique ou épistolaire sous un angle littéraire et linguistique. Par la suite furent examinées les conditions de captivité au camp de Ratisbonne et plus spécifiquement les manifestations culturelles qui s’y déroulèrent. Pour agrémenter les travaux scientifiques, un programme théâtral et musical était proposé avec le concours de l’Académie des Arts Vivants de Bavière (Akademie für Darstellende Kunst Bayern) et de l’Ecole Supérieure de Musique Sacrée Catholique et de Pédagogie de la Musique (Hochschule für katholische Kirchenmusik und Musikpädagogik). Enfin, un regard historique fut porté sur l’expérience de la détention et sur les conditions de vie dans les camps de prisonniers de la Grande Guerre. Malheureusement, la communication de Julien Thorel (Institut Français de Munich) consacrée à l’historiographie française sur la Grande Guerre n’a pu avoir lieu. Ceci permit toutefois à Bernhard Lübbers de proposer une visite guidée de l’exposition accompagnant le colloque, à la Staatliche Bibliothek Regensburg.

Un foisonnement de productions écrites : littérature, correspondance et journaux

Dans le contexte d’un fort taux d’alphabétisation des soldats, de l’ennui généré par la guerre de position ou par la captivité et de la participation de nombreux intellectuels au conflit, la Première Guerre mondiale donna lieu à une abondante production écrite des soldats. Face à la rupture majeure que représentait la Grande Guerre d’un point de vue militaire et technique, mais également dans le rapport des combattants à la violence et à la mort, les soldats furent saisis d’une Schreibwut, une fureur d’écrire, qui constitue un défi pour la recherche.

En ouverture de ce colloque, Stéphane Pesnel (Univ. Paris IV/Sorbonne) dressait un panorama de la littérature de la Première Guerre mondiale, souvent située aux confins de la littérature et du témoignage. Il proposait tout d’abord de distinguer les œuvres rédigées durant les quatre années de guerre où apparut la figure de l’écrivain combattant, ou encore du « littérateur soldat » (Apollinaire). On y trouve de nombreux intellectuels engagés volontairement, tel Blaise Cendrars dans les rangs de la Légion Étrangère. La légitimation des écrits de l’époque, souvent soulignée dans le paratexte, repose largement sur l’idée d’authenticité, d’un témoignage de ceux qui ont vécu directement le conflit. Eu égard à la propagande de guerre et à la restriction des informations, l’opinion publique était d’ailleurs friande de ces récits authentiques. Cette première période introduisit des motifs littéraires largement repris par la suite, à l’instar des courts épisodes relatés dans le Feu d’Henri Barbusse ou de la syntaxe heurtée des poèmes de Georg Trakl. Suite au Traité de Versailles, une perspective pacifiste se fit jour, par exemple avec A l’Ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque, fortement influencé par la nouvelle objectivité. Il s’agissait alors de peindre la guerre dans sa vérité pour la rendre impossible à l’avenir. Par la suite, les romans du retour de guerre, teintés de désillusion, mirent en scène des protagonistes désorientés dont le retour à la vie sociale s’avérait ardu. Les années 1930 enfin furent marquées par une production littéraire certes moins abondante mais néanmoins par la publication de chefs d’œuvres tels que Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, qui puise ses racines dans l’œuvre des écrivains combattants.

Sybille Große (Univ. de Heidelberg) s’intéressait quant à elle aux échanges épistolaires des combattants et prisonniers. Dans le cadre du projet « Corpus 14 », développé par l’Univ. de Montpellier, et du groupe de recherche « Egoling » de l’Université de Heidelberg, elle proposait de s’arrêter sur la correspondance de la famille Grandemange, en particulier du fils aîné qui fut envoyé au front avant d’être fait prisonnier. Ce corpus relève des « ego-documents » (Presser) et se prête notamment à l’analyse de la construction d’un ethos, d’une image du locuteur à travers par exemple le rôle qu’il endosse vis-à-vis de ses frères cadets. D’un point de vue linguistique, l’analyse permet de constater également le niveau de compétence grammaticale, syntaxique ou orthographique du soldat. Chez Joseph Grandemange notamment, considéré comme peu lettré, on relève de nombreuses formulations relevant d’un style oral et d’une interaction dialoguée, ainsi que de fréquentes formules ritualisées. Ce corpus interroge enfin les phénomènes de censure ou d’autocensure à travers des périphrases ou des formulations codées à l’adresse de sa famille.

La Première Guerre mondiale, bien plus que la Seconde, a été marquée par l’édition de nombreux journaux de soldats, comme le soulignait Robert L. Nelson (Univ. de Windsor, Canada). Ceci est particulièrement vrai chez les soldats allemands qui avaient en grande majorité accès à un tel journal. L’examen des origines sociologiques des éditeurs montre qu’ils étaient majoritairement cultivés et issus des rangs des officiers. Dans le contenu de leurs journaux, ils exaltaient largement l’esprit de camaraderie et n’abordaient guère les combats, l’ennemi et plus largement les questions politiques et religieuses. Si ceci semble témoigner d’une large autocensure, Robert L. Nelson souligne néanmoins que les articles relevant de la propagande étaient très peu nombreux et que les éditeurs s’y opposaient par souci de crédibilité auprès de leur lectorat : il s’agissait avant tout de faire de leurs publications des journaux par et pour les soldats. Robert L. Nelson propose également une lecture des journaux à travers la problématique du genre dans la mesure où la représentation des femmes y est omniprésente, à l’inverse des lettres où elles sont souvent passées sous silence. De plus, les soldats se présentent comme des défenseurs de leur pays, ce qui amène en particulier les soldats allemands à évoquer et à justifier leur virilité.

L’intervention d’Isabella von Treskow (Univ. de Ratisbonne) permit de percevoir toute la diversité des journaux francophones de prisonniers publiés en Bavière avec les exemples de cinq journaux, et dont les archives conservent parfois des éditions lacunaires. Leur publication fut interrompue suite à l’interdiction édictée en avril 1917 par mesure de répression, et certains ne reprirent pas leur activité à l’été 1917, lorsque l’interdiction fut levée. L’exemple du journal l’Intermède, publié dans le camp du Galgenberg à Wurtzbourg, témoigne de la culture et du professionnalisme de ses rédacteurs ainsi que des moyens techniques à leur disposition. La mise en page par exemple intègre des photographies, ce qui s’avère particulièrement moderne à cette époque. Le journal publie non seulement des articles touristiques, permettant une certaine évasion, par exemple en Bretagne, mais aussi de nombreux poèmes ayant pour thème l’exil ou encore la mort. Par l’intermédiaire de la culture, le journal prend ainsi une dimension politique. Celle-ci s’exprime également dans le journal Baracke par une ironie et une autodérision très prononcées, comme dans un article intitulé « Peut-on le dire ? » qui fait référence à la censure et joue avec ses limites. A ce titre, Isabella von Treskow défend la thèse d’une censure assez peu stricte permettant au journal de remplir une fonction d’exutoire pour les prisonniers. Le journal Le Pour et le Contre, publié par les prisonniers de Ratisbonne, se présente quant à lui par son titre même comme un journal de débats et permet ainsi aux prisonniers de stimuler leur esprit critique et de participer aux controverses qui animent cette agora. La présence d’une rubrique consacrée à la ville de Ratisbonne va à l’encontre de la thèse selon laquelle les journaux de prisonniers seraient centrés sur le camp et ne s’intéresseraient pas à la culture locale. D’autres exemples de Nuremberg, de Landsberg ou encore d’Amberg et d’Ingolstadt furent également présentés.

Le camp de prisonniers de Ratisbonne : contexte historique et importance des activités culturelles

Afin d’inscrire les recherches sur le camp de Ratisbonne dans une perspective historique, Georg Köglmeier (Univ. de Ratisbonne) rappelait la situation de la ville avant et durant la Grande Guerre. Malgré une industrialisation tardive, la ville vit sa population croître considérablement au fil du xixe siècle pour atteindre 53 000 habitants en 1910, tandis qu’elle en comptait 19000 un siècle plus tôt. Dans cette ville de garnison du Royaume de Bavière, la guerre entraîna des difficultés d’approvisionnement en nourriture et en énergie et des mesures de rationnement furent prises dès 1915. Les difficultés économiques frappèrent jusqu’aux industries d’armement et la main d’œuvre du camp de prisonniers de Ratisbonne semble avoir été la bienvenue. Néanmoins, les connaissances actuelles demeurent insuffisantes pour évaluer son rôle exact dans l’économie locale.

Sur la base des archives retrouvées en 2008, Dominik Bohmann (Univ. de Ratisbonne) dressait quant à lui un état des lieux des connaissances recueillies sur le camp de prisonniers de Ratisbonne et interrogeait en particulier le rapport entre contraintes et libertés dans la vie des prisonniers. Les archives montrent que les prisonniers français jouissaient dans certains cas de conditions de travail favorables et les annales judiciaires gardent la mémoire de relations nouées entre prisonniers et femmes issues de la population civile locale. Les premières études menées nécessitent toutefois d’être approfondies et ne permettent pas encore une connaissance précise de la composition sociologique des prisonniers, des maladies et des décès dans le camp ou encore de l’existence ou non d’enfants issus d’unions entre prisonniers et civils. Si la captivité, le travail dans les commandos ou encore la censure constituaient des contraintes indéniables, le camp de Ratisbonne vit se développer une vie culturelle et cultuelle propre qui permit aux prisonniers d’échapper à la passivité. Une chapelle fut érigée dans le camp, des représentations théâtrales et des concerts furent organisés et un journal édité, Le Pour et le Contre, durant près d’un an. Toutefois, outre l’interdiction des journaux en avril 1917, les représentations théâtrales subirent également des restrictions, notamment parce que, dans certains camps, les costumes furent utilisés dans le cadre d’évasions.

Les activités culturelles dans les camps de prisonniers furent ensuite abordées sous l’angle de la lecture, du théâtre et de la musique, en tenant compte en particulier des connaissances disponibles sur le camp de Ratisbonne. Comme le soulignait Rainer Pöppinghege (Univ. de Paderborn), la culture, ou plutôt la pluralité de cultures des camps de prisonniers offre un espace de réflexion, de retour sur soi, mais aussi d’exercice de son jugement et de combat contre la culture de l’ennemi. La vie culturelle était souvent institutionnalisée sous la forme d’un journal ou encore d’une bibliothèque. A ce sujet, Bernhard Lübbers (Staatliche Bibliothek Regensburg) rappelait que l’histoire des bibliothèques dans les camps de prisonniers restait à ce jour peu étudiée. Elle semblait assez bien pourvue à Ratisbonne et de nombreux camps disposaient d’un bibliothécaire, mais la situation était très variable selon les endroits. La lecture offrait de nombreuses vertus en permettant de s’occuper, de s’évader par l’esprit et d’échapper à la monotonie de la vie au camp pour ne pas sombrer dans la Stacheldrahtkrankheit (« psychose du barbelé »). La Croix Rouge, avec le fervent soutien d’Hermann Hesse, fournit de nombreux livres aux prisonniers de guerre allemands et mit également en circulation de petites bibliothèques mobiles pour permettre aux commandos de travail d’accéder aux ouvrages. Le futur Prix Nobel de Littérature gagna l’appui de mécènes et d’autres intellectuels, comme Stefan Zweig, Ludwig Thoma ou Gerhart Hauptmann. A Ratisbonne, de nombreuses initiatives furent également mises en place, par exemple par l’Institut des Dames Anglaises qui envoyait des livres aux prisonniers. On ignore les titres des ouvrages mais les informations dont on dispose montrent qu’ils relevaient de genres littéraires variés, avec une prédominance de la littérature de divertissement (environ 65 %). Le choix des titres faisait l’objet d’une censure et il était censé exercer une influence sur les prisonniers à des fins de propagande, mais les grands textes littéraires étaient généralement disponibles. Bernhard Lübbers soulignait enfin que les nombreuses photographies de salles de lecture et de bibliothèques de camps divers en Allemagne qui sont conservées aujourd’hui relevaient elles-mêmes de la propagande : il s’agissait de montrer à l’opinion publique le bon traitement qui était réservé aux prisonniers.

L’accès aux livres permit par ailleurs de mettre en scène des pièces de théâtre, comme c’était le cas à Ratisbonne avec la compagnie des « Ratis-bouffes ». Wolfgang Asholt (Université Humboldt, Berlin) notait l’allusion faite au théâtre des Bouffes du Nord et indiquait que le répertoire joué à Ratisbonne était très largement consacré aux dramaturges de l’époque tels que Feydeau, Guitry, Courteline ou Labiche. On ignore toutefois quelles œuvres étaient disponibles à la bibliothèque et les critères et formes de censure sont peu documentés. Le théâtre de boulevard avait connu un âge d’or dans le Paris de la Belle Epoque avant d’être exporté dans d’autres capitales européennes, ce qui donnait à ces représentations une dimension de revendication de la culture et de l’identité nationale françaises. Au-delà de leur fonction de divertissement, elles permettaient aux prisonniers d’échapper dans une certaine mesure aux contraintes de la vie au camp et de retrouver sur scène un cadre de vie souvent familial et petit-bourgeois, comme dans les saynètes de Courteline. Avant leur interdiction, prononcée dès 1916, les représentations étaient fréquentes à Ratisbonne, de deux à cinq par mois, et elles pouvaient durer jusqu’à cinq heures. Dans la perspective des études de genre, il faut enfin noter que certains prisonniers dans tous les camps se spécialisaient dans les rôles féminins (« Damendarsteller ») et qu’il subsiste de nombreuses photographies témoignant de l’avènement de véritables célébrités, mais ce domaine demeure peu étudié.

Le camp de Ratisbonne disposait également d’un orchestre appelé « Ratis-boum boum », dont Susanne Fontaine (Univ. des Arts de Berlin) présentait tout d’abord le chef, Marcel Gennaro. Ayant suivi un cursus d’études d’orgue, de composition et de direction d’orchestre, il faisait preuve d’un grand professionnalisme en adaptant les œuvres jouées selon les instruments disponibles et il savait aussi intégrer des musiciens peu expérimentés dans son ensemble. Le répertoire comptait des œuvres classiques de Rossini, Dvořák ou Grieg, un nombre important d’œuvres allemandes de Beethoven, Schubert ou Wagner, ainsi que de nombreuses pièces françaises de Lalo, Saint-Saëns ou Debussy. Le choix du répertoire pouvait parfois avoir une portée politique, par exemple avec les « Scènes alsaciennes » de Massenet, ce qui laisse penser que la musique passait sous les radars de la censure. Par ailleurs, la tradition du café-concert était particulièrement présente et permettait de rappeler un élément majeur de la culture française de l’époque. Des études quantitatives présentées par Rainer Pöppinghege pointent des différences nationales quant au répertoire. Tandis que les prisonniers français consacraient en moyenne un tiers de leurs concerts aux compositeurs d’outre-Rhin, les prisonniers allemands ne jouaient que très peu d’œuvres françaises ou britanniques. Les rares sources disponibles semblent indiquer que les prisonniers anglais jouaient quant à eux peu de musique.

Un programme théâtral et musical fut ensuite présenté afin de permettre une immersion dans le contexte de l’époque. Grâce à la Hochschule für katholische Kirchenmusik und Musikpädagogik furent d’abord interprétées des œuvres variées issues des programmes du camp de Ratisbonne, allant de la chanson « Auprès de ma blonde » à « la Sonate à Kreutzer » de Beethoven en passant par le lied de Schumann « Les deux grenadiers » d’après le texte « Die Grenadiere » de Heinrich Heine :

Nach Frankreich zogen zwei Grenadier’,
Die waren in Russland gefangen.
Und als sie kamen ins deutsche Quartier,
Sie ließen die Köpfe hangen.

Da hörten sie beide die traurige Mär:
Dass Frankreich verlorengegangen,
Besiegt und zerschlagen das tapfere Heer, –
Und der Kaiser, der Kaiser gefangen.

[…]

Par une ingénieuse mise en abyme, l’Akademie für Darstellende Kunst Bayern montrait ensuite les prisonniers du camp de Ratisbonne mettant en scène L’affaire de la rue de Lourcine d’Eugène Labiche. Cette comédie de boulevard met en scène deux personnages, Lenglumé et Mistingue qui, après leurs excès de boisson de la veille, se persuadent d’avoir assassiné une porteuse de charbon. En tentant coûte que coûte de garder la face et de s’extirper de cette situation, ils mettent en lumière une morale bourgeoise douteuse. Un siècle plus tard, le public de Ratisbonne pouvait ainsi découvrir les œuvres représentées dans le camp de prisonniers.

L’expérience de la captivité

Au-delà de l’approche culturelle de la vie dans les camps de prisonniers, plusieurs interventions étaient consacrées aux conditions de vie qui y régnaient et aux rapports humains qui s’y établissaient.

Au sein des camps de prisonniers, les échanges étaient également d’ordre monétaire, comme le rappelait Hubert Emmerig (Univ. de Vienne). La plupart disposait d’une monnaie interne au camp afin de réduire les risques d’évasion, de corruption des gardiens, mais surtout en raison d’un manque de monnaie en circulation en Allemagne. La Banque Impériale avait ainsi demandé dès décembre 1914 que des monnaies soient créées dans les camps, ce qui fut d’abord refusé par le Ministère de la Guerre prussien, avant que celui-ci ne reconnaisse les monnaies existantes en octobre 1915. De nombreux catalogues numismatiques furent édités dès 1919 pour dresser l’inventaire des pièces, des billets, des bons ou même de moyens de paiement plus insolites comme des pièces de tissu imprimées d’un côté. A Ratisbonne, des billets et des pièces étaient en circulation et ces dernières portaient l’inscription « KGR » pour Kriegsgefangenenlager Regensburg. Les archives conservent également des listes montrant à quel prix pouvaient s’acquérir des articles d’hygiènes, des produits alimentaires, des cigarettes ou encore des crayons et du papier. Sur tout le territoire allemand, les autorités interdisaient que les prisonniers disposent de marks et que les monnaies en vigueur dans les camps n’en sortent pour éviter toute falsification.

Britta Lange (Université Humboldt, Berlin) montrait comment certains prisonniers étaient devenus durant leur captivité des objets d’études anthropologiques et linguistiques. Dès 1915, une commission scientifique réunie à Vienne décida de collecter des données sur les mensurations, le périmètre crânien ou encore la couleur de peau des prisonniers, mais aussi de réaliser des photographies ou des moulages de leurs visages. L’objectif poursuivi était d’opérer des distinctions entre des supposées races, et les deux doctorants ayant travaillé à partir de ces données ont d’ailleurs par la suite intégré le NSDAP. De manière assez similaire, les transcriptions phonétiques et les enregistrements sonores réalisés sous la direction d’une commission scientifique berlinoise visaient à établir des catégories parmi des variantes linguistiques. Dans une perspective d’histoire des sciences, on peut ainsi retracer à travers les nombreux documents archivés la manière dont cette démarche pseudo-scientifique entendait distinguer les hommes selon des critères ethniques.

Uta Hinz (Univ. de Düsseldorf) analysait les conditions de vie dans les camps de prisonniers et soulignait les mutations profondes qui s’y produisirent au fil du conflit. Par un phénomène de totalisation de la guerre, les camps de prisonniers acquirent une dimension économique de premier plan : simples organisations militaires en 1914, ils se structurèrent et s’organisèrent à partir de 1915 avant de multiplier les commandos de travail pour soutenir l’activité économique. Tandis que les Conventions de La Haye stipulaient que le travail des prisonniers ne devait en aucun cas être lié à des opérations de guerre, leur participation à l’effort de guerre, notamment dans l’industrie d’armement, fut de plus en plus légitimée dès 1915. C’est d’ailleurs ce principe qui donne son titre à l’ouvrage d’Uta Hinz, Not kennt kein Gebot3. Les prisonniers furent répartis en cinq catégories selon leur capacité de travail et de nombreuses sanctions furent prononcées pour exercer une pression sur cette main d’œuvre. Parallèlement, tandis que l’Allemagne entendait traiter ses prisonniers comme ses propres soldats au début de la guerre, elle les soumit au rationnement à partir de 1915 et subordonna ainsi les conditions de détention aux nécessités de la guerre. Malgré l’hétérogénéité des conditions de détention, Uta Hinz relevait ainsi un processus de brutalisation dans les camps allemands. Durant la première moitié du conflit, les gardiens avaient plutôt tendance à se montrer répressifs, en particulier avec les prisonniers russes, tandis que les autorités veillaient à ce qu’ils soient bien traités. Après deux ans de guerre, les relations entre prisonniers et gardiens semblent plutôt s’être apaisées, laissant la place à davantage de confiance et de laisser-aller, mais des actions de sabotage notamment menèrent les autorités à demander plus de vigilance et de répression, par exemple avec l’interdiction des journaux de prisonniers en 1917. Pour affiner cette approche, il s’avère nécessaire d’opérer des distinctions selon l’origine des prisonniers.

Précisément, Oxana Nagornaia (Univ. de Tcheliabinsk, Russie) s’arrêtait sur les relations entre les prisonniers russes et les ressortissants des autres pays de l’Entente au sein des camps allemands. Les premiers, au nombre de 1,4 millions, ne disposaient pas du même statut au sein des camps, ils ne bénéficiaient pas du soutien de leur État et ils restèrent plus longtemps en captivité, parfois jusqu’en 1922. La propagande allemande assimilant les Slaves à des barbares, ils étaient généralement moins bien traités et moins bien nourris, si bien que le taux de mortalité atteignait 6 % dans leurs rangs. Outre la barrière de la langue, cette différence de traitement contribuait à entretenir une hiérarchie et de mauvaises relations entre Russes d’une part et Français et Britanniques de l’autre. Entre ces alliés, qu’on ne saurait considérer comme des amis, les ressentiments culturels vis-à-vis des Slaves étaient assez présents également. Toutefois, il faut distinguer les officiers des autres soldats puisque les officiers russes jouissaient de meilleures conditions de détention et s’adonnaient à des activités culturelles, par exemple avec la publication d’un journal intitulé Skwosnjak dans le camp de Nuremberg. Leurs relations avec les officiers britanniques et français n’étaient pas exemptes de préjugés mais elles étaient plus cordiales, et ils organisaient ensemble des cérémonies funèbres ou des activités culturelles. L’exemple le plus marquant demeure celui du Général Mikhaïl Toukhatchevski qui entretenait des relations amicales avec un autre prisonnier célèbre, le Général De Gaulle.

Les organisateurs prévoient prochainement une publication des actes du colloque.


  1. « Mitten im Krieg : das Regensburger Kriegsgefangenenlager », http://mitten-im-krieg-1914-18.net.

  2. Regensburg im Ersten Weltkrieg : Schlaglichter auf die Geschichte einer bayerischen Provinzstadt zwischen 1914 und 1918, dir. par Bernhard Lübbers et Stefan Reichmann, Kataloge und Schriften der Staatlichen Bibliothek Regensburg 10 (Regensburg : Morsbach, 2014).

  3. Uta Hinz, Gefangen im Großen Krieg, Not kennt kein Gebot : Kriegsgefangenschaft in Deutschland 1914–1921, Schriften der Bibliothek für Zeitgeschichte : Neue Folge 19 (Essen : Klartext-Verl., 2006).





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