Entre deux langues

Charles Grivel

Erstabdruck in : Romanistik als Passion : Sternstunden der neueren Fachgeschichte II, hrsg. von Klaus-Dieter Ertler, Fachgeschichte Romanistik 2 (Wien/Berlin : LIT-Verlag, 2011), 131–144. Mit freundlicher Genehmigung des Verlags und des Herausgebers. Zur Publikationsreihe Fachgeschichte Romanistik : http ://www.lit-verlag.de/reihe/fagero.

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« Il est inévitable que nul ne soit prophète en sa langue. »
(Philippe Lacoue-Labarthe, Phrase 2000)

« L’autre est une communication dangereuse. » (Odilon Redon)

I – Le refoulement

1.

Une grande feuille de papier granulé, rectangulaire, rigide, à tenir à deux mains pour considérer le dessin dont je suis indubitablement l’auteur. Qu’on me montre. Qui s’est trouvée rangée là où je pose mes dessins d’ordinaire, quatre ans, cinq ans, c’est la guerre, sous la chaise haute où le bébé reçoit à manger. Un bateau rectiligne navigue sur une mer absente. Gros traits. Etaler la couleur sur l’ensemble de la coque a excédé ses forces : la proue seule émerge, bien noire et bien polie. Les différents ponts étagés les uns sur les autres sont, quant à eux, vides. Les écoutilles penchent (cœurs rouges des écoutilles), les cheminées crachent (fuseaux filiformes dressés drus vers le ciel). Sur les flancs, à l’extrémité de chaque pont, de belles croix gammées (les croix gammées sont difficiles à faire pour les enfants). La mère : « Qu’est-ce que tu dessines là ? » Le père (voix off, retentissante, débit précipité) : « Tu n’as pas honte de faire ça ? ! » La grand’mère : « On ne t’a jamais raconté ce que les boches nous ont fait ? ! » La seconde grand’mère : « Cet enfant ne sait pas ce qu’il peinturlure ! A qui la faute ? » Le reste du temps dans le souvenir est passé prostré contre le mur (frappé ?), réfléchissant à l’événement : que j’ai préféré à côté, que j’ai prêté corps à ce qui n’était pas permis ; il y avait donc quelque chose à ne pas désirer, un mauvais triomphe, une partie qu’il ne fallait pas gagner ; les ennemis avaient tort d’être les plus forts, ainsi que je le constatais à l’intonation prise par la voix des adultes ; cette inclination pour le gagnant (avancée des troupes chaque soir comptabilisée sur le terrain à la radio), je m’en taisais, aucune puissance au monde n’aurait pu me la faire avouer, mais un dessin que je ne surveillais pas l’expose à l’assistance ; je me suis trahi par un dessin. Conclusion butée de l’enfant mis en punition hors du cercle familial, et que le froid gagne : si je ne veux pas changer d’avis, il va falloir raffiner ... Un silence obtus a fondu alors dans la pièce commune, au moment même où je pus à nouveau y pénétrer.

2.

N’avez-vous pas de la parenté allemande ? – dit Monsieur J., le maître de français, en lui tendant le corrigé de sa dissertation –, il me semble remarquer dans votre style une confusion qui vient des pays germains, cette même élongation des phrases, ces méandres, ces énoncés biscornus avec entassement démesuré des épithètes, les substantifs, chez vous, chez eux, se font verbes, et les verbes substantifs ; vous aimez trop les séquences réfléchies, les adverbiales, les ablatives ; vous ne composez pas, vous désarticulez, vous ne pouvez vous contenter de la jonction simple de deux éléments, vous en remettez toujours dans votre pensée. Quant à votre vocabulaire, il contient plus d’imprévu que nécessaire, les mots reçoivent sous votre plume d’autres sens encore que ceux auxquels on leur rattache ordinairement avec légitimité. Je ne nie pas que vous n’obteniez par la d’intéressants aperçus, mais le doute les entache – mon doute ; comment croire, en vous lisant, à ce qu’on ne comprend pas tout ? C’est cette langue torturée, comprenez-vous ? cette insaisissable chose que vous pétrissez sans pitié dans votre phrase qui fait mal ! Etes-vous, comme ces germains qu’on dit un peu vite « philosophes », profond, véritablement profond, je serais bien empêché d’en décider. En tout cas, la note que je vous mets, qui est la meilleure, tient compte de l’incertitude que vous provoquez, malgré vous, je l’espère, en moi ». Et, après un temps : « On dirait qu’un autre a tenu votre plume ».

3.

Soit un épais volume, soigneusement relié de toile grise, « tiré sur papier alfa d’Avignon », « composé en Garamond », titre et nom de l’auteur et de son traducteur en lettres écarlates, comme il n’en a encore jamais vu, « achevé d’imprimer le 30 août 1955 ». « Exemplaire n° 1999 ». Ni prose, ni poème. « Pour tous et pour personne », dont les intitulés de chapitres, énigmatiques, offrent la plus grande extension de sens possible : « Lire et écrire », « Mille et un buts », « L’enfant au miroir », « Des tarentules », « De l’esprit de lourdeur », « Du grand désir », « La fête de l’âne ». Soit précisément ce livre-là disposé sur la table du libraire, à l’écart, sous l’escalier qui permet d’accéder à l’étage, rayon philosophie. Soit l’argent qu’il n’a évidemment pas en poche. Soit l’imperméable qu’il tient, comme par hasard, inutile, sur le bras. « D’un incoercible besoin de prendre ». Ainsi parlait Zarathoustra a été son premier vrai larcin. Ce n’est sans doute pas pour rien qu’à quelque temps de là, devant livrer à son professeur de français une dissertation sur le thème du portrait, il choisit de peindre la figure supposée, avec et sans moustache, d’un philosophe dont il n’avait jamais rencontré l’image : Nietzsche ! Provocation, gageure, rencontre imaginaire ? Penser qui écrit au travers de sa langue – et de sa langue transcrite – à partir des seules phrases compulsives d’un seul texte, isolé de sa base, et dans l’ignorance complète où l’avait laissé une bibliothèque maternelle rigoureusement vide de ce qu’il découvrait là. Peut-on inventer ce qu’on lit ? La suite prouva bien que ce pouvait être entièrement le cas.

4.

Le chien prend son élan (c’est un Doberman), met ses deux pattes face à face sur les épaules de l’homme, en faisant entendre un grognement menaçant. L’agent douanier Ami Flückiger, mon oncle, le mari de la sœur aînée de ma mère, un suisse allemand venu d’Argovie, a commis l’erreur d’étreindre sa femme sans mesurer la dévotion dont elle est l’objet de la part de l’animal. J’assiste à la scène devant le treillis du chenil, à La Louvière. Il est difficile de faire lâcher prise à la bête. Moi qu’elle effraie et qui me tiens prudemment éloigné de son champ d’action, je me sens subitement relié à elle par la fibre sensible. L’homme prend son élan, les deux coudes sur la table, le couteau brandi dans le poing droit, la fourchette fichée dans le gauche, il prononce le sacramentel « A l’attaque ! », car il a faim et cela ne peut attendre, sous les regards réprobateurs des romands de l’assemblée réunie pour l’occasion. L’enfant prend son élan, pose ses lèvres sur les joues rêches de l’homme, l’embrasse avec application, comme on le lui demande. Gotthard Diethelm, le mari de la fille de mon grand-oncle, un suisse allemand lui aussi, magasinier de son état, encore vêtu de sa blouse de travail et qui dégage de tout son être une tenace odeur de pneumatique, le tient serré longtemps contre lui dans ses deux bras à hauteur du visage, lui pousse tout son parler fauve et ses mots déchiquetés violemment jusqu’au fond de l’oreille. Son genre et sa langue furent à l’enfant depuis ce temps en quelque sorte interdits.

5.

Il avait été entendu que la langue allemande devait être apprise à l’école. Les élèves marquant un désintérêt, voire une répugnance sensible pour cet apprentissage, un système d’échanges, soutenu par le Ministère de l’instruction publique, avait été mis en place, dans le but de faciliter la venue à Genève d’enfants en provenance de la Suisse allemande et, inversement, l’accueil, outre-Sarine, de jeunes genevois. Les premiers arrivaient, comme en vacances, dans un pays visiblement béni à leurs yeux, les seconds partaient, chez les barbares, comme au supplice. Le hasard fit que je dus prendre mes quartiers, quelques semaines durant, sur les bords du lac de Zurich, à Kirchberg, chez un ingénieur qui n’était pas francophone. Je serai là, disait-on, « dans le bain » et, comme on sait, c’est à de telles profondeurs qu’un langage véritablement s’imprègne. Lui aussi avait les joues généralement mal rasées, lui aussi malmenait les sons en parlant dans sa bouche, de lui aussi émanait un terrible relent de caoutchouc ramené sans doute l’usine où il travaillait. Sa maison n’était pas fort loin située des usines d’une fameuse chocolaterie et, quand le vent s’y prêtait, un mélange d’effluves importunes, caoutchouc et chocolat, vous transportaient l’âme. On mangeait fort mal sur les bords du lac de Zurich, principalement des boulettes à la farine de pomme de terre accompagnées de pruneaux secs, qu’il fallait mettre dans la bouche et avaler : l’ignorance à peu près complète où j’étais du parler dont on usait autour de moi et qui n’avait pas grand’chose à voir avec la langue dont on avait tenté de m’inculquer les rudiments en classe ne me laissait pas le choix. Les mêmes bonnes intentions me firent stationner, les vacances suivantes, dans le même but, plus au nord, à proximité immédiate du véritable inconnu – l’Allemagne des allemands –, sur les rives du lac de Constance, à Kreuzlingen, chez un douanier. La douane, décidément, – mon grand-père était « garde-frontière » et mon parrain officiait dans les bureaux de ce redoutable service – me poursuivait, tel Argus, d’une vigilance qui ne se démentait pas. Je passais là, au-dessus du jardin potager, à deux pas de l’imaginaire ligne de partage – je la voyais invisiblement frayer son chemin entre asperges et choux –, un paisible mois à tracer des cartes et à en tirer des plans agrandis sur papier quadrillé. Mes pays et mes continents étaient certes utopiques, mais je prenais soin de les couvrir de tout ce qui convenait à une économie bien comprise et prospère. Je déployais beaucoup d’ingéniosité à doter tous mes ports, toutes mes îles, toutes mes capitales, des noms les plus anglais possibles, formés sur la partie intérieure la moins rétive de ma personne – un prénom convenant à tous les usages : Charleshaven, Charles Island, Charlestown.

6.

Le train s’arrêta dans la nuit : Munich. Le train repartit dans la nuit : Berlin Zoologischer Garten. Ma destination à moi était Coburg, une petite ville du nord de la Bavière, collée à la frontière, en plein milieu des bois : de l’autre côté, la redoutable « Zone », la terre occupée, où le Russe a imprimé sa botte et son marteau. Comment prendre pied au bon endroit, en deçà, dans ce territoire inconnu ? Comment distinguer un panneau à travers le rideau pluvieux d’une vitre sale ? Comment déchiffrer ces lettres gothiques, reconnaître un nom, un envers, un endroit, sous ces voûtes assombries par le temps ? Comment veiller encore au bout de toutes ces heures suspendues, harassantes, au lointain point de chute ? Comment ne pas se réveiller malgré soi « de l’autre côté » – « drüben » –, là où le pire se tient tapi, à Eisenach, en Suisse saxonne, combinaison onomastique énigmatique et première station d’outre-tombe, droit sous le fer, droit sous la hache, le tranchant de la hache ? Comment ne pas trembler de ne sentir rien au passage de la frontière, aucun choc, aucun creux, aucun interstice de temps, comme si les rails qui soutenaient le wagon menaient de là vers l’ailleurs – juste avant l’ailleurs – sans solution de continuité, et comme si cette stase indolore constituait, au moment de sauter, justement le piège ?

7.

Cette église, là-bas, au bout du champ, on dirait une bonbonnière, le rose, le pâle, le bleuâtre, le pastel dominent, l’or. Vierzehnheiligen. Une rumeur de cascade figée transporte le tout. La crème suinte par tous les orifices. Un laitage éclatant coule le long des fûts plusieurs fois lubrifiés. Du dais sort la trompette. De la table ouvragée, un gros cœur sanguinolent. Du cintre, un sceptre. De l’abat-jour, un pied. Tous les personnages accrochés aux murs se portent bien. Ils ont les joues roses. Les femmes sont grasses, les chevaux transpirent, il y a foule, on se bouscule, quelqu’un chante, on se croirait dans un prétoire. Cette église, là-bas, on dirait un opéra. Le chœur arrive devant vous tout à coup, bouches ouvertes, sur des mots que vous n’entendez pas, mais sonores, triomphaux, la balle du Freischütz atteint maintenant précisément son but. Tonnerre, tonnerres : on voit ce qu’on ne voyait pas, la musique est si forte et remplit si complètement l’édifice qu’elle émane de tous les pores disponibles, les miens, les siens, les leurs, le cœur. La vue est si brutale aussi de ces couleurs que l’œil obturé se révulse. Lui, l’impétrant, va-t-il gémir, va-t-il pleurer ? Est-il à la fête ou bien convié à figurer au sacrifice ? Anorak noir, pull orange, culottes courtes et mèche sur le front, il se gave, il s’empiffre. Rococo : son calvinisme du mur nu rencontre l’extase buccale et le débordement de la Figure.

8.

Gisela a les pommettes hautes et les seins rebondis. Gisela a les yeux fort écartés. Gisela est blonde. Gisela possède un menton volontaire qui anéantit tout ce qui se présente à son passage. Gisela est belle. Regina, Barbara, Angelika, Veronika sont quelques-uns des autres noms qu’elle porte. Elle apprend le français comme moi l’allemand – il n’y aura donc jamais de fin à cette étude ? –, mais nous nous comprenons fort bien dans aucune langue. Je ne sais pas ce qu’elle veut : je remplace quelque chose qu’elle ne saurait nommer. Elle ignore le nom de ce que je désire : je ne puis le faire sien par des mots. Cette circonstance est heureuse, car c’est précisément ce flottement de la signification dans le sentiment que nous nous efforçons de faire partager qui me séduit et la stupéfie. Vaincre (le corps, l’esprit, l’autre) sans discontinuer, sous des balcons, derrière des vérandas, accroupis auprès des portes, au creux de buissons froids, a même des tapis de feuilles desséchées, au fond de bateaux plats évoluant au gré des flots, dehors, dedans, supplanter, l’emporter, mettre à mal l’insupportable résistance, entonner un chant de gloire. Le français est gaillard, le français est galant, le français est grivois, ce sont là les qualificatifs patronymiques des familles dont je suis, ce sont les marqueurs du destin de ma langue.

9.

Vous êtes chargé d’un cours de grammaire française, matière rétive pour vous s’il en est. Vous choisissez un objet : le « sujet » est l’objet. Ce sera votre premier cours. Vous arrivez, un jour de décembre gris, dans une ville pluvieuse de Hesse, au fond d’un quartier mal éclairé, au bout d’une rue étroite bordée de bâtiments ruinés, semi-abandonnés. Nous sommes fin 1961. Vous gravissez l’escalier d’un immeuble vétuste ; le pied que vous glissez dans la rainure de la porte, à l’étage, au fond d’un corridor exhalant des relents de poussière froide et de carton moisi, tremble. Silence de la foule, absence de l’assistance. Dans cette maison rétive à toute approche, le rendez-vous semble manqué. Vous apprenez par courrier qu’il y a eu, malencontreusement, changement d’heure et de lieu. Vous êtes toujours chargé d’un cours de grammaire française. Le sujet est toujours votre objet. Cela reste votre premier cours. Vous arrivez un autre jour de décembre demeuré gris, au fond d’une rue tapissée de feuilles détrempées tombées à terre en forme de cul-de-sac. Vous gravissez les marches du perron d’un immeuble récent mais sans charme. Le pied que vous glissez dans la rainure de la porte, à l’étage, au bout d’un corridor exhalant des odeurs de nettoyage et de vide ambiant, tremble. Vous apprenez, plus tard, par la voie hiérarchique, que le cours de grammaire française a été supprimé. Vous ne donnerez jamais votre premier cours ; vous ne maîtriserez jamais, ni son objet, ni votre sujet. Vous voici obligé d’inventer ce que vous enseignez1.

10.

L’étranger, ici, est un personnage notable. Il entre dans le salon, on fait cercle autour de lui, il pourrait retourner les tableaux, soulever les tapis, sans qu’on s’étonne. Ses exigences ont beau paraître incongrues, on les exécute ; on court au-devant de ses plus minces désirs, ceux-là mêmes qu’il ne formule pas. Quand il dévisage son vis-à-vis, celui-ci le gratifie d’un signe de satisfaction bien réel dont le sens lui échappe ; cette irrésolution ne l’embarrasse pas, bien au contraire : il vogue, il flotte, il parvient à tous les ports qu’il ne désirait pas vraiment rallier. Les personnages sculptés des moulures, les dragons, les sphinx des meubles à dossier qu’il interroge quand il cherche hors sa langue le moyen de s’exprimer tonitruent rien que pour lui, puis convainquent : quand il parle, c’est le silence, tout ce qu’il veut dire, on le lui demande. Un soir, le père, la mère, les deux filles, ainsi que plusieurs jeunes garçons qui composent la famille saisissent leurs instruments, violonisent, trompettisent et pianotent à satiété jusqu’à ce qu’un morceau enfin lui plaise et qu’il le dise avec les mots les plus appropriés. Il n’a qu’un doigt à lever pour se faire obéir, comme un vizir. Il est libre. On lui offre des friandises ou alors « Käse mit Musik ». Il traduit Trakl et affirme nourrir un amour particulier pour les bosquets de coudrier – justement, de coudrier, Haselbusch – qui parsèment ses poèmes ; on le croit ; on lui sait gré de cette attention-là. Il est ici dans ses possibles. Il joue l’Allemagne toute de sa langue.

II – Le dédoublement

1.

On n’est jamais seul avec sa langue (avec soi-même) : une seconde vous talonne, taquine. Insiste pour passer. Double et désemparé chacun de vos énoncés. Un bourdon, une basse, une rumeur. Parasitage du dedans. Vous vous écoutez et vous vous trouvez peu ressemblant – déphasé – désagréable – votre ton n’est pas bien posé, votre glotte coince un accent qui ne vient pas de vous-même : vous parlez à travers un enregistreur à timbre métallique et chantant. Le sentiment de la distance intérieure relativement à tout ce que vous proférez vous frappe. Quelqu’un de caché vous renvoie à tout instant à l’esprit l’idée de la séparation dès que vous ouvrez la bouche. Ce personnage est chargé de vous éclairer sur la pire de vos causes premières. Qu’il vous grimace ou vous sourie, c’est de toute façon le déficit dont vous êtes porteur qu’il représente. La langue de l’autre est une bonne image du manque.

2.

On ne maîtrise jamais bien sa langue entière ; une langue prend toujours en défaut celui qui prétend se l’approprier. Je ne puis pas parler ce qu’elle me dit avec ses mots ; je ne puis les décliner tous et tous pourtant ne veulent pas pour moi rien dire. Il manque toujours un certain poli à ses formules, un certain lustre à ses tournures, un certain achèvement à sa substance. La réalité, a tout instant, me fait mesurer ce qu’il en est de mon incompétence langagière : ce caillou, de quelle pierre ? ce métal, de quel alliage ? cet instrument, cet animalcule, ce mouvement fugace, ce trait futile, ce sentiment fragile ? L’allemand me représente mon défaut de langage : je le touche du doigt à ses rudesses – à ce que je considère moi pour être ses rudesses. Que je le comprenne avec insuffisance, ou trop peu, ou trop bien, signifie un terrifiant laissé-pour-compte, une « inappropriation » fondamentale des mots dont je me sers naturellement. Le nez mis sur ma déficience, voilà qu’il m’incombe subitement d’y suppléer. Or, je ne puis compenser dans mon idiome, sans dégâts pour celui-ci, la pénurie que l’autre langue, pour lui, formidablement illustre.

3.

Deux personnages sont en train de causer : « Qui est à l’œuvre dans le vis-à-vis ? Qui parle ? Qui regarde ? Question inexpugnable où le désir se porte mais ne se fixe. Cercle impensable de ce retour à la ressemblance »2. Et, à la même page, Pierre Dhainaut, Le Poème commencé, citation : « Les mots disent l’autre, inlassables, infinis ». Je me déplace devant moi. Je sors de ma cage. Je m’introduis par plusieurs pores : me voici objet d’un transfert. Adapté à mon double rôle : me faire accueillir et me faire refuser. Mon discours, pour ainsi dire, tend l’oreille : mon interlocuteur, je me le prépare et m’ingénie a lui résister. Un allemand dans ma langue est un autre plus que je puis le penser – plus que nature – authentique celui-là. Il m’en faut un.

4.

Plus et moins, mais d’un seul tenant. Un principe d’aisance contre –je veux dire : avec – un principe d’insistance. Le français désinvolte, l’allemand laboureur – organisé, soigneux, systématique. L’un se hâte, l’autre administre ses preuves par le fond. Légèreté associative contre méandres nombreux et retenues multiples. Avoir, en écrivant, toujours l’impression que l’action sourde du second principe est à l’œuvre. Tenir sous le coude de quoi contredire ce qu’on s’efforce d’affirmer pourtant. Ne pas passer outre à cette ... inquiétude, lui laisser tracer son chemin, faciliter sa tâche : voici pour moi écrire.

5.

Le double est antérieur. « Le double antérieur est le principe du voir »3. On ne voit réellement que ce qui a été vu deux fois. Ainsi, je me frotte les paupières pour bien m’assurer de ce je crois pouvoir identifier. En Allemagne, il me semble toujours avoir l’impression d’être déjà passé par là ; l’analogie est fictive, la ressemblance ne se justifie pas, et pourtant voici le moment que je vis divisé par sa base : l’autre est là, il existe, je le suis, il me parle en retrait, devant.

6.

Mise en abîme, tout à coup, de par le simple fait de l’autre langue, de ce qui paraissait premier. Un parler « second » « désorigine » l’autre. Non seulement je ne puis m’exprimer dans mon discours, mais je ne le puis, pas mieux pourtant, que dans cet autre que je maîtrise mal (ou pas), qui résiste à ma demande, dont la filiation m’échappe.

7.

La situation a ceci de paradoxal qu’elle ne se maîtrise pas : ce n’est pas en apprenant l’autre langue que la première – la « maternelle » – vous résistera moins. Bien au contraire, vous sentirez bien plus aisément ses fondrières s’abimer sous vos pas. Ecrire n’a rien d’homogène, ni lire, mais sautille et boitille sans ordonnance ni concept, du pour à son contraire, à mesure que le besoin s’en fait sentir, irrésistiblement4. Il n’y a pas de moyen de contrer le défaut de la langue ; accroître son défaut, n’importe comment, mais par le biais le plus opportun, est, au contraire, le seul salut.

8.

Traduire vous coupe la parole. Vous constatez que ce qui est écrit ne peut être dit dans aucun sens, y compris dans le sens originaire. Mon allemand me traduit mon français, mon français dérive de son sens propre originaire.

9.

L’autre langue, miroir obtus de la mienne, ne me la rend pas mieux, mais me permet de passer outre. Je me retrouve, grâce à elle, comme Alice, transformé en lapin, en vampire, au-delà du jeu de Rhin des glaces. Je m’y vois tour à tour rapetissé ou grandi, sous les traits de mon alter ego, handicapé, hurluberlu, unijambiste. Toutes sortes de créatures innommables me croisent sous la peau desquelles je me reconnais, toutes sortes de choses incongrues s’agglutinent à moi. J’écris un livre sur le fantastique, j’exorcise en vain : l’allemand de mon français a fait de moi son modèle et sa proie.

10.

L’allemand requiert un style, en français, dans ma langue : il améliore. La contradiction qu’il engendre à propos du mot propre, immédiatement dérobé, entraîne à surfaire (affiner, pousser, outrer). Je me déplace de parenthèse en parenthèse, d’hyperbole en hyperbole, en raison de l’obstacle qu’il avance, en toute une tribu de mots étrangers crus : plus la règle est contrariée, plus je touche à sa véracité.

11.

L’allemand que je parle procure à mon langage une insécurité de plus. Satisfaction de se servir d’un moyen de parler nanti désormais de la déception qu’il génère. Mais aussi désir accru d’exprimer, encore et encore, ses inexorables, ses orients, ses transfigurations, ses zones inoccupées ou fébriles ou « lointaines », ses « espaces du dedans », ses « infinis turbulents et remuants », ses « Grandes Carabagnes », quels qu’ils soient, qu’il m’inspire. (Je me dis : « Homme libre, en dépit de ce que tu entends, toujours tu chériras l’envers ! »).

12.

« Zur stabilen Stützung eines Körpers ist es notwendig, dass er mindestens drei Auflagepunkte hat, die nicht in einer Gerade liegen »5. Le premier de ces points d’appui étant défini (la langue française) et le second répondant du premier dont il est l’opposite (la langue allemande), quel angle d’attaque assigner au troisième (la non langue suisse, par exemple) pour que son déséquilibre soit parlant ? (On ne peut pas dire, par exemple, « je suis suisse », « je suis suisse » est un bafouillis).

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Vita

Né à Genève en 1936, décédé en 2015. Études de lettres et de philosophie à l’université de Genève, puis d’anthropologie culturelle à l’Université de Dakar (Sénégal). Lecteur de français à l’Université de Gießen (1961 – 1963). Assistant, puis maître-assistant au Département de français de l’Université Libre d’Amsterdam (1963 – 1975). Thèse d’habilitation à la Faculté des Lettres de l’Université de Leyde (1973). Maître de conférences, puis professeur de chaire à l’Institut de langues et littératures romanes de l’Université de Groningue (1975 – 1981). Chaire de langues et littératures romanes à l’Université de Mannheim (1981 – 2002). Professeur invité aux universités de Constance et Bochum (Allemagne), La Jolla (États-Unis), Chicoutimi et Montréal (Canada), Salzbourg et Klagenfurt (Autriche), São Paulo (Brésil), Lisbonne (Portugal), San José (Costa Rica), Paris III et Paris VII (France). Mène en parallèle sa carrière d’écrivain. Président de l’Association des Amis du Roman populaire (1993 – 1999). Vice-président de la Société des Amis des Frères Goncourt (2001 – 2015) et de l’Association des franco-romanistes allemands (1999 – 2002). Membre du Conseil d’administration de la Société des Études romantiques et dix-neuviémistes (2000 – 2009). Membre de la Société française de photographie. Officier dans l’Ordre des Palmes académiques (1995).


  1. Peu de jours après, c’est Jacotot que vous découvrez.

  2. Jacques Sojcher, Le Professeur de philosophie (Paris : Fata Morgana, 1984), 47.

  3. Marc Le Bot et al., Le Deux (Paris : Union générale d’éditions, 1980), 12.

  4. Jacques Derrida, Epérons : les styles de Nietzsche (Paris : Flammarion, 1978), 63.

  5. Thomas Bernhard, Korrektur (Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1975), Epigraphe.





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